lundi 27 avril 2009

Raconter son voyage, c’est forcément mentir.


Chefchaouen, 22 avril 2009.


Nous sommes toujours à Chefchaouen. Le moral est à plat. Nous avons passé la journée d’hier cloués au lit, tiraillés par une fièvre de cheval. Et les seules fois où nous avons trouvé le courage de nous lever, c’était pour se rendre aux chiottes et y répandre des litres d’une fulgurante diarrhée jaune safran. J’ai passé la nuit dernière en sueur, à délirer mes relents fébriles. Réveillé chaque fois par la voix du muezzin qui gueulait depuis son minaret. Son chant réverbéré par les montages et la fièvre qui lui conférait des proportions quadraphoniques.


Personne n’a vu Hicham. Je crois qu’Alain angoisse pas mal à propos du film. Si on ne le trouve pas, c’est un peu notre trame narrative qu’on perd. En plus, les gens du cru ont une peur phobique de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un appareil photo ou à une caméra. Je ne compte plus les fois ou j’ai cru me faire casser la gueule après avoir sorti mon appareil. Et ça finit par paraître dans mes images. Mes sujets sont souvent trop loin, ou flous, sinon platement statiques… Je dois constamment me cacher pour faire un cliché et je n’ai pas l’habitude de travailler de cette manière. C’est pareil pour la caméra. Chaque fois qu’on filme, les gens gueulent, se poussent pour sortir du cadre ou s’approchent pour nous crier une chiée d’injures en Arabe dont la traduction reste incertaine, mais la signification on ne peut plus claire et agressive.


La seule manière d’obtenir de belles scènes c’est en créant des liens avec les gens. Ou tout bêtement de les payer. Malheureusement nous ne disposons pas toujours d’assez de temps ou de dirhams pour le faire. Et même lorsqu’on y arrive, c’est jamais gagné. Beaucoup refusent d’être filmés. Et, d’aucuns, lorsqu’ils se prêtent au jeu, posent ridiculement devant l’objectif, sont mal à l’aise ou racontent des inepties sans intérêt pour le film.


Vivement partir d’ici, et le plus rapidement possible.




Gareroutière de Chefchaouen, 23 avril 2009.


Sommes descendus à la gare routière de C. Un autre de ces carrefours paumés du monde. Si anonymement laid qu’on ne peut qu’y attendre en désespérant dans la plus sordide des solitudes. Des essaims de mouches volent en désordre dans l’air gluant. Un bagagiste édenté baille si amplement qu’on a l’impression que son ennui pourrait engloutir l’univers. Trois ancêtres, assis sur un banc, semblent figés dans l’éternité. Le décor est étrangement allégorique. Me sens à un carrefour paumé de ma vie, embourbé que je suis dans l’air gluant de ma tête.

Suis content de quitter Chaouen et ses rabatteurs fanatiques, exacerbés par l’absorption quotidienne d’une mauvaise came, qui jettent sur vous leur dévolu tiers-mondiste comme on vous crache au visage. Heureux de partir loin de toute cette bouffe fade et poisseuse, rendue identiquement insipide dans tous les restos suite à trop d’année de tourisme occidental. C’est l’indolente aseptisation d’un des endroits les plus charmants de la terre, laquelle spolie lentement, mais Ô combien sûrement, ses habitants du sens qui les liaient à leur terroir. C’est morceler l’absolu d’un empire, comme dirait Saint-Ex. (Pas que je sois férocement pour les garder dans leur mode de vie médiéval, loin de là… simplement que nous n’avons vraiment rien de plus édifiant à leur laisser espérer de notre mode de vie…)


Suis las du voyage. Me sens comme un parasite de plus sur la gangrène africaine. Suis fatigué de n’être aux yeux de la majorité des Marocains qu’un autre reflet clinquant du rêve américain – ou européen. C’est d’ailleurs un rêve tellement fané qu’il a fini par revêtir sa forme la plus obscure, la plus ambiguë, la moins tangible, qu’est la chimère. Extrême moribond du spectre onirique. Mère de tous les fantasmes bâtards et avortés de ce monde, de l’espoir déçue et de la cupidité humaine.


Nous, étrangers, avons tué le voyage à force de voyages. Nous pourrons toujours considérer nos errances avec beaucoup de dandysme, et croire un instant que nous voyons le monde à travers un regard byronien, mais nous ne serons jamais plus que des touristes mal déguisés. Dupont & Dupont postmodernes d’un colonialisme qui n’a jamais cessé d’être, et dont nous sommes la plus insidieuse fenêtre, la plus sournoise facette. Vous voulez faire du travail Humanitaire ; vous rêvez de venir à bout des iniquités sociales ? Restez chez vous, c’est le premier pas dans la bonne direction. À défaut de sauver le monde, vous ne le troublerez pas davantage.



Autobus Chefchaouen-Fès, un peu plus tard...


Je fais une pause. Laisse couler dans mon crâne les beats sophistiqués de Wax Taylor. Besoin du Hip-Hop pour endiguer la route. Rythmer mon dégoût irrationnel des trajets en bus.


L’autobus tangue comme un navire. Le cap est sur Fès. À travers les fenêtres du bus défile le film épileptique du trajet. Jump-cut entre mon carnet tremblotant et le paysage syncopé. La route est en lacets. Parsemée d’oliviers qui font virevolter l’envers vert et le revers couleur inox de leur feuillage. Ça donne un éclairage surréaliste à la route et une improbable lumière au trajet. On sillonne collines et vallées. Le chauffeur dépasse dans les courbes. On pourrait mourir n’importe quand. Lui, vu sa témérité, croit aveuglément en Allah et sa Baraka. Des prés sauvages clairsemés de petites fleurs jaunes et rouges se désintègrent dans l’angle-mort de mon champ de vision. Tableaux impressionnistes, cinétiques et fugaces.


On traverse maintenant un paysage de plaines vierges qui font penser à l’Éden ou à une pub de Marlboro.


Je retourne à mon stylo. Cherche mes mots. Fais l’aller-retour entre le dehors et mon carnet. Deux chevaux. Un cambré comme dans une scène de Zorro. L’autre décampe. La fenêtre en mouvement guillotine la cadre. Fige la scène. Le cheval reste fixé sur ma rétine comme celui qu’a immortalisé Muybridge sur sa célèbre photo. Le bus s’arrête au beau milieu de nulle part, le temps de faire monter un vieillard préhistorique. Je tourne la tête. Une horde de gamins crasseux tapent sur une boule de chiffon en guise de ballon de foot. La tourne de l’autre côté. Un pasteur est juché sur une bute et laisse sa silhouette se scinder en contre-jour, toute noire et immobile. Son cheptel reste baigné dans une lumière biblique. Le bus repart en faisant couiner ses engrenages.



Pit-stop dans une ville de troisième ordre. La gare routière est sous le brouillard des stands à brochettes. Des carcasses entières suspendues sur des crochets de bouchers marinent dans la fumée visqueuse juste au-dessus des barbèques. Deux minutes pour pisser et fumer. Je joue du coude dans un labyrinthe de bouibouis glaireux à la recherche de n’importe quel trou approximatif où pisser. J’aboutis dans une chiotte turque tellement exiguë que la clope que j’ai au bec me brûle pratiquement la bite. Tellement crade que j’ai les deux pieds dans un bouillon de merde qui ressemble étrangement à la tapenade d’aubergine que j’ai bouffée hier. Je range mon outil et me déplie difficilement pour sortir des chiottes. Le klaxon du bus résonne au loin. Un troupeau d’Américaines clonées sur le modèle d’un ersatz de Lindsay Lohan courent vers l’autobus. Elles glapissent comme un poulailler en détresse. J’allume une autre clope. Me dirige vers un stand de babioles. Échange quelques formules de politesse en Arabe avec son propriétaire. Achète des peanuts. Puis me rends vers le bus en trainant de la patte. À l’intérieur, une des mauvaises copie de L.L. halète encore. Ses mamelles synthétiques ruissellent de sueur. On dirait des gros melons shootés à la glycérine pour une pub télé. Je la regarde en passant, lui fais un clin d’oeil… En retour, elle me dessine un sourire trisomique avec ses dents horriblement parfaites.



Le bus reprend la route. Cafouille dans les rues du village envahies par le souk. Je tourne la tête de tous les côtés tellement y’a des couleurs et des gens partout. Des gens avec des gueules dignes d’un film de Tod Browning. Des aïeules berbères avec des barbichettes confucéennes. Un nain moustachu en djellaba qui marche d’un pas chaloupé. Et toute une armée d’éclopés, d’aveugles titubants, de gamins faméliques, de monsieurs au sourire de pub anti-tabac, de mamis cagneuses et d’individus louches au regard torve. Le bus finit par trouver son chemin à travers le chaos local et file de nouveau vers Fès au gré d’une nature imprévue, inopinément sublime et changeante.




Je m’endors... Mais je sais inconsciemment que nous traversons une grande plaine. Puis plus rien. Rien. Rien. Rien. Rien. Juste des rêves jaunes sans forme ni trame.


Et puis je me réveille en sursaut, à la gare routière de Fès. Dans la confusion bruyante de la ville. Suis de mauvaise humeur. Je veux disparaître. Devenir invisible. Le prochain faux guide ou vendeur de haschisch ou cousin du mec au magasin de tapis qui m’aborde, je crois que je lui arrache la tête…


On négocie un taxi. Deux types se fâchent parce qu’on refuse leurs prix astronomiques. On finit par s’entendre avec un moustachu pareillement antipathique mais crissement moins avide. On file vers un franchisé Budget où une bagnole de location nous attend… Exit les trajets de bus interminables et suicidaires. On descendra jusqu’au désert par nos propres moyens. Ce soir nous mettons le cap sur Ifrane. Mais juste avant nous irons manger une crasse au Mcdo. Pour rassasier Alain qui n'en peut plus des Tagines et cie. Et j'avoue que j'dis pas non. Tant qu'à bouffer de la bouffe standardisée qui a partout le meme gout, on le fera au moins la ou elle est certifiée anti-chiasse...


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