samedi 21 juin 2008

Exergue




Du chalet à l'aéroport.


L’air est humide au possible. Pas une ride sur le lac. On a accroché à l’horizon un de ces ciels improbables de Turner. Kim roupille avec ce petit vernis lustré sur le visage que lui confère chaque nuit son sommeil. Une goutte de bave perle au bout de ses lèvres – signe qu’elle a glissé dans une torpeur profonde. Elle est belle comme jamais…

Parchet titube vers le ponton, avec les rames, la puise et les cannes à pêche dans les mains. Allume une clope avec sa clope. Il est beau comme ça, dans le soleil couchant. Qui tangue maintenant avec un bidon rouge plein d’essence, sa clope toujours au bec et le tableau de Turner qui bave toujours ses couleurs de fin du monde à l’horizon.

Moi, je prends le blanc dans le frigo, les canons et l’ouvre-bouteille au-dessus du bar. Les mains pleines, j’entre dans la chambre. Soulève la moustiquaire blanche. J’embrasse Kim qui grogne mollement et me chasse comme si j’étais un moustique… Je vais rejoindre Parch’ sur le bateau, allume deux autres clopes, et l’aide à remplir de fuel le moteur. L’idée d’exploser et de se voir décerner un Darwin award nous fait rire.

-       Anyway, c’est mieux que la chimio. C’est ce qu’il me dit, mâchouillé entre sa clope et son accent valaisan…

Le petit moteur crache un peu de fumée. Parch’ largue les amarres du Bateau. Mais en vérité, c’est les amarres de la semaine qu’on largue. (Les ondes aléatoires du lac effacent de ma tête les cris des gamins acnéiques qui m’ont fait chier toute la semaine. Parchet range son marteau-piqueur mental, échos platoniciens de celui qui l’a fait suer toute la journée.) Et soudain il n’y a plus que le lac, nous, et le poisson…

La bouteille de blanc fait POP. Et les yeux de Parchet s’allument, brillent comme poisse la gueule d’un Chien de Pavlov. On trinque. On trinque à notre vendredi, le huitième de fil où l’on se retrouve sur le lac à pêcher, boire et fumer. On trinque à un vendredi de plus où l’on vit une nature qui s’éploie comme un poème de Whitman…


Le chalet n’est plus qu’une tache incertaine à l’horizon, et Turner a continué à peindre au bout de la baie… le lac s’ouvre, s’amplifie, se fond dans le ciel barbouillé d’or et d’azur, et le faîte mordoré des forêts miroite son écho trouble sur le lac.

Je navigue du bout du pied avec la dégaine de Tom Sawyer… regarde l’eau lisse se troubler sur notre passage. Derrière nous on voit clairement le sillage de notre route. Une ligne d’une pureté toute japonaise qui s’étiole lentement.  Je vire à tribord et mets le cap sur la straight-à-truite. Où le poisson mord toujours. Et ça ne ment pas... J’ai le moulinet qui gueule et la canne qui plie. Elle se bat la p'tite criss.

- Awaye Parch’, pogne la puise.

Merde. On l’a laissé sur le quai… Parchet doit être en train de fumer sa 48e clope de la journée. Se câlisse éperdument de la puise. Fouille l’eau de sa poigne torve à la recherche du poisson. Re-merde. On a  aussi oublié le couteau. Et le seau. Je dois être en train de puffer sur ma 22e

Et je m’interroge.

Parce qu’il faudra bien tuer cette pauvre truite, et pour le moment ça sent la boucherie. (Pas que je la trouve cute, ça n’a rien de larmoyant. Avoir à buter quelqu’un j’aurais les mêmes scrupules. Je crois que je voudrais faire ça propre. Propre et esthétique. Par contre, Parchet c’est du genre à faire de la déformation professionnelle. S’il devait changer de métier et devenir tueur à gage, je suis certain qu’il ne changerait pas pour autant d’outils. Il descendrait de son van rouge-chiasse et assassinerait à grands coups de siphon dans le cul et débiterait à grandes saccades de scie à métal. Tout en imaginant quel excellent tartare ça ferait.)

Fuck, avec quoi on l’égorge c’te fois. La semaine dernière on l’a assommée sur l’inox du volant et y’a eu du sang qui a giclé comme dans Kill Bill. La semaine d’avant Éric a pété un aviron sur la pauvre tronche d’une truite, et là, c’était pas comme dans un film de Tarantino, c’était pas du pastiche de série Z, juste un poisson qui convulsait tristement ses hémorragies internes. On fait quoi alors ?  Parch’ prône l’inox, la truite au bout des bras et la silhouette qui se découpe dans le le tableau de Turner. Moi je sais pas sur quoi s’arrête mon instinct de tueur, mais pas sur l’inox, c’est violent comme bruit l’inox. Et la belle chair nacrée d’une truite qui fait bang-bang sous les coups que lui assènent les mains d’un plombier sadique, qui ont fait du marteau-piqueur toute la journée, c’est pas bon à manger. En plus, elle fait crouik-crouik la conne, comme pour protester, comme si elle me demandait de lui épargner une fin pareille. J’ai fait l’aller-retour entre les yeux de la truite qui voulaient sortir de leur orbite et ceux de Parchet qui s’excitaient.

-       Merde Parch’, on va encore foutre du sang plein le bateau.  Et ça le fait rigoler.

Finalement, j’ai dû lui couper la jugulaire(on dit jugulaire pour une truite?) avec l’affreuse lame dentelée du tire-bouchon pendant que les nerfs de cette pauvre truite se raidissaient, et son sang qui pissait sur la clope de Parchet...

-       Fait chier ! qu’il dit, l’air heureux d’avoir le sang de son souper sur les mains plutôt que les deux pieds dans la merde des autres pour se payer à souper.


Le sang a coagulé sur l’inox, de rouge c’est passé à noir, le noir du sang des vendetta siciliennes, comme pour mieux se fondre avec les couleurs rabougries du ciel…

Le temps d’attraper une autre truite, le soleil avait complètement disparu derrière les collines. On est rentré dans la pénombre avec nos deux truites sanguinolentes qui gigotaient encore au bout du bastingage. Bélair était là, qui nageait au large du quai. Et Kim dormait toujours…

Je suis entré dans le chalet. J’ai allumé les becs à gaz qui ont éjaculé leurs clairs-obscurs jaunes orange sur les murs du chalet. Ça a bavé un imperceptible vacillement jusque sur le lit où Kim était couchée.

La moustiquaire blanche et l’éclairage donnaient des airs de sérail à la chambre…

Sommeil marmoréen de ma belle… … …

Elle a une moue de fillette. La carnation de son visage est rose, rouge, orange et sa respiration est lente. Si lente que j’approche ma joue près de ses lèvres pour sentir le souffle chaud de son haleine qui chatouille ma barbe…

Ça fait schlackschlackschlackschlack dans ma tête. L’obturateur de ma mémoire à 1/200 000e de seconde. Ce sont des moments qui ne se photographient pas. C’est trop éphémère. Et de toute manière y’a pas de lentille dont l’amplitude peut cadrer ce genre de tableau. J’ai devant moi une image qui est une pure construction mentale, faite de stimuli trop subtils pour être vu à l’œil nu. Mais j’ai la perspicacité de m’en rendre compte. De faire un pas en arrière pour essayer vainement de garder un fugace souvenir de la scène. Et j’sais pas pourquoi, ça me donne la chair de poule. Ça me fige et me fait perdre le cours du temps.

Anyway, il n’y a pas vraiment de temps ici. Ou plutôt d’un autre type. Métamorphosé par la qualité du silence et la frugalité – ou l’abondance – de la lumière. (Étrange combien les minutes s’accélèrent avec la multiplication des sons et, à l’inverse, décélèrent avec le silence) Et autour de moi, comme unique bruit, le manchon à incandescence qui oppose la faible résistance d’un filet de cendre au débit erratique et volatile du gaz. À l’instar du propane, les secondes semblent contenues dans une gaine aussi fragile. Et par laquelle elles fusent plus lentement. Comme si soudainement le temps prenait un mouvement inverse, un peu à la manière d’une roue qui, à une certaine vitesse, semble intervertir le sens de sa rotation. Je contemple le chalet à travers son assemblage organique de sons, d’objets et de lumière. C’est l’épiphanie d’une seconde prise dans la douce lumière d’une lentille graisseuse. Une sensation d’ubiquité qui s’apparente  au flux plombé du temps que provoquent les champignons magiques ou les fièvres intenses. Je ne veux plus bouger, je veux rester à jamais coincé dans cette seconde étrangement dilatée. Appuyer sur pause. Contempler infiniment cet ordre chaotique et parfait du monde. Être intimé éternellement par ces rares intervalles où une fraction de seconde semble suspendue dans l’éternité. Vivre pour toujours ce bref recul ontologique qui vous révèle l’univers, à travers ses ramifications borgiennes, comme une seule vérité monolithique.

Et puis Bang ! Une des deux truites que j’avais dans les mains s’est agitée d’un dernier spasme, et ça m’a ramené à la réalité. Exit l’épiphanique stop motion du temps. Tout s’est accéléré, comme s’il fallait rattraper le détournement des heures qu’avait opérée cette interminable seconde...


Fast-foward sur la piñata, Noam qui bave, Madeleine qui braille, Axel qui rie, 9 autres truites, les saucettes au lac, le retour du chalet, la bouffe avec les parents, l’amour avec Kim, les stupid-check dans l’appart, le St-Hub à l’aéroport, le douanier américain zèlé qui déblatérait sur l’archéologie thrace, les batteries interminables et dégoulinantes de gras trans des stands à burgers et pizzas de l’aéroport de Philie. Tout s’est passé à une vitesse inversement proportionnelle à cette seconde pleine de béatitude et d’éternité sous l’éclairage caravagesque du chalet. Et je me retrouve là, hic et nunc, devant la porte d’embarquement B-32, catapulté dans le temps, et figé net, la tête qui tente un impossible rattrapage des événements.

Je suis au beau milieu du monde en transit. À un de ces carrefours qui mènent les hommes vers leur destin trivial, celui d’éphémères retrouvailles ou de trop quotidiens retours au boulot. À essayer de mettre bout à bout les lambeaux de ma vie débraillée.